La condition féminine au JAPON selon Amélie NOTHOMB

14 novembre

La condition féminine au Japon selon Amélie NOTHOMB

Amélie NOTHOMB, écrivain belge, est née à KOBE, au Japon le 13 août 1967. Fille d’ambassadeur, elle va suivre son père de poste en poste, en Chine, puis aux Etats-Unis pour revenir en Belgique à ‘âge de 17 ans. Mais elle reste profondément marquée par le pays où elle est née. Elle va donc y retourner et y travailler dans une grande entreprise japonaise pendant un an, expérience remarquablement relatée dans son livre "stupeur et tremblements" qui a reçu le Grand Prix de l’Académie Française en 1999 et qui fut porté à l’écran en 2003. C’est cette expérience, parfois très pénible, qui lui fera comprendre enfin la véritable mentalité des Japonais, tellement hermétique aux Occidentaux que nous sommes.
Voilà donc comment elle décrit la condition de la femme japonaise avec beaucoup de lucidité et … d’humour (sans oublier tout de même une certaine férocité !) :
 
 
" … Non que la Nippone soit une victime, loin de là. Parmi les femmes de la planète, elle n’est vraiment pas la plus mal lotie. Son pouvoir et considérable; je suis bien placée pour le savoir.
Non : s’il faut admirer la Japonaise – et il le faut – c’est parce qu’elle ne se suicide pas. On conspire contre son idéal depuis sa plus tendre enfance. On lui coule du plâtre à l’intérieur du cerveau : "Si, à vingt-cinq ans tu n’es pas mariée, tu auras de bonnes raisons d’avoir honte", "si tu ris, tu ne seras pas distinguée", "si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire", "si tu mentionnes l’existence d’un poil sur ton corps, tu es immonde", "si un garçon t’embrasse sur la joue en public, tu es une putain", "si tu manges avec plaisir, tu es une truie", "si tu éprouves du plaisir à dormir, tu es une vache", etc. Ces préceptes seraient anecdotiques s’ils ne s’en prenaient pas à l’esprit.
 
Car, en fin de compte, ce qui est assené à la Nippone à travers ces dogmes incongrus, c’est qu’il ne faut rien espérer de beau. N’espère pas jouir, car ton désir t’anéantirait. N’espère pas être amoureuse, car tu n’en vaux pas la peine : ceux qui t’aimeraient t’aimeraient pour tes mirages, jamais pour ta vérité. N’espère pas que la vie t’apporte quoi que ce soit, car, chaque année qui passera t’enlèvera quelque chose. N’espère pas même une chose aussi simple que le calme, car tu n’as aucune raison d’être tranquille.
 
Espère travailler. Il y a peu de chances, vu ton sexe, que tu t’élèves beaucoup, mais espère servir ton entreprise. Travailler te fera gagner de l’argent dont tu ne retireras aucune joie mais dont tu pourras éventuellement te prévaloir, par exemple en cas de mariage – car tu ne seras pas assez sotte pour supposer que l’on puisse vouloir de toi pour ta valeur intrinsèque.
 
A part cela, tu peux espérer vivre vieille, ce qui n’a pourtant aucun intérêt, et ne pas connaître le déshonneur, ce qui est une fin en soi. Là s’arrête la liste de tes espoirs licites.
 
Ici commence l’interminable théorie de tes devoirs stériles. Tu devras être irréprochable pour cette seule raison que c’est la moindre des choses. Etre irréprochable ne te rapportera rien d’autre que d’être irréprochable, ce qui n’est ni une fierté ni encore moins une volupté.
 
Je ne pourrai jamais énumérer tous tes devoirs, car il n’y a pas une minute de ta vie qui ne soit régentée par l’un d’entre eux. Par exemple, même quand tu seras isolée aux toilettes pour l’humble besoin de soulager ta vessie, tu auras l’obligation de veiller à ce que personne ne puisse entendre la chansonnette de ton ruisseau : tu devras donc tirer la chasse sans trêve.
 
Je cite ce cas pour que tu comprennes ceci : si même des domaines aussi intimes et insignifiants de ton existence sont soumis à un commandement, songe, a fortiori, à l’ampleur des contraintes qui pèseront sur les moments essentiels de ta vie.
 
Tu as faim ? Mange à peine car tu dois rester mince, non pas pour le plaisir de voir les gens se retourner sur ta silhouette dans la rue – ils ne le feront pas -, mais parce qu’il est honteux d’avoir des rondeurs.
 
Tu as pour devoir d’être belle. Si tu y parviens, ta beauté ne te vaudra aucune volupté. Les uniques compliments que tu recevrais émaneraient d’Occidentaux et nous savons combien ils sont dénués de bon goût. Si tu admires ta propre joliesse dans le miroir, que ce soit dans la peur et non dans le plaisir : car ta beauté ne t’apportera rien d’autre que la terreur de la perdre. Si tu n’es pas une belle fille, tu seras moins que rien.
 
Tu as pour devoir de te marier, de préférence avant tes vingt-cinq ans qui seront ta date de préemption. Ton mari ne te donnera pas d’amour, sauf si c’est un demeuré, et il n’y a pas de bonheur à être aimée d’un demeuré. De toutes façons, qu’il t’aime ou non, tu ne le verras pas. A deux heures du matin, un homme épuisé et souvent ivre te rejoindra pour s’effondrer sur le lit conjugal qu’il quittera à six heures sans t’avoir dit un mot.
 
Tu as pour devoir d’avoir des enfants que tu traiteras comme des divinités jusqu’à leurs trois ans, âge où, d’un coup sec, tu les expulseras du paradis pour les inscrire au service militaire, qui durera de trois à dix-huit ans puis de vingt-cinq ans à leur mort. Tu es obligée de mettre au monde des êtres qui seront d’autant plus malheureux que leurs trois premières années de vie leur auront inculqué la notion du bonheur.
 
Tu trouves ça horrible ? Tu n’es pas la première à le penser. Tes semblables le pensent depuis 1960. Tu vois que cela n’a servi à rien. Nombre d’entre elles se sont révoltées et tu te révolteras peut-être pendant la seule période libre de ta vie, entre dix-huit et vingt-cinq ans. Mais, à vingt-cinq ans, tu t’apercevras soudain que tu n’es pas mariée et tu auras honte. Tu quitteras ta tenue excentrique pour un tailleur propret, des  collants blancs,et des escarpins grotesques, tu soumettras ta splendide chevelure lisse à  un brushing désolant et tu seras soulagée si quelqu’un – mari ou employeur – veut de toi.
 
Pour le cas très improbable où tu ferais un mariage d’amour, tu serais encore plus malheureuse, car tu verrais ton mari souffrir. Mieux vaut que tu ne l’aimes pas : cela te permettra d’être indifférente au naufrage de ses idéaux, car ton mari en a encore, lui. Par exemple, on lui a laissé espérer qu’il serait aimé d’une femme. Il verra vite, pourtant, que tu ne l’aimes pas. Comment pourrais-tu aimer quelqu’un avec le plâtre qui t’immobilise le coeur ? On t’a imposé trop de calculs pour que tu puisses aimer. Si tu aimes quelqu’un, c’est qu’on t’a mal éduquée. Les premiers jours de tes noces, tu simuleras toutes sortes de choses. Il faut reconnaître qu’aucune femme ne simule avec ton talent.
 
Ton devoir est de te sacrifier pour autrui. Cependant, n’imagine pas que ton sacrifice rendra heureux ceux auxquels tu le dédieras. Cela leur permettra de ne pas rougir de toi. Tu n’as aucune chance ni d’être heureuse ni de rendre heureux.
 
Et si, par extraordinaire, ton destin échappait à l’une de ces prescriptions, n’en déduis surtout pas que tu as triomphé : déduis-en que tu te trompes. D’ailleurs, tu t’en rendras compte très vite, car l’illusion de ta victoire ne peut être que provisoire.  Et ne jouis pas de l’instant : laisse cette erreur de calcul aux Occidentaux. L’instant n’est rien, ta vie n’est rien. Aucune durée ne compte qui soit inférieure à dix mille ans.
 
Si ça peut te consoler, personne ne te considère comme moins intelligente que l’homme. Tu es brillante, cela saute aux yeux de tous, y compris de ceux qui te traitent si bassement. Pourtant, à y réfléchir, trouves-tu cela si consolant ? Au moins, si l’on te pensait inférieure, ton enfer serait explicable et tu pourrais en sortir en démontrant, conformément aux préceptes de la logique, l’excellence de ton cerveau. Or, on te sais égale, voire supérieure : ta géhenne est donc absurde, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’itinéraire pour la quitter.
 
Si : il y en a un. Un seul mais auquel tu as pleinement droit, sauf si tu as commis la sottise de te convertir au christianisme : tu as le droit de te suicider. Au Japon, nous savons que c’est un acte de grand honneur. N’imagine surtout pas que l’au-delà est l’un de ces paradis joviaux décrits par les sympathiques Occidentaux. De l’autre côté, il n’y a rien de si formidable. En compensation, pense à ce qui en vaut la peine : ta réputation posthume. Si tu te suicides, elle sera éclatante et fera la fierté de tes proches. Tu auras une place de choix dans le caveau familial : c’est là le plus haut espoir qu’un humain puisse nourrir.
 
Certes, tu peux ne pas te suicider. Mais alors, tôt ou tard, tu ne tiendras plus et tu verseras dans un déshonneur quelconque : tu prendras un amant, ou tu t’adonneras à la goinfrerie ou tu deviendras paresseuse – va-t’en savoir. Nous avons observé que les humains en général, et les femmes en particulier, ont du mal à vivre longtemps sans sombrer dans l’un de ces travers liés au plaisir charnel. Si nous nous méfions de ce dernier, ce n’est pas par puritanisme : loin de nous cette obsession américaine.
 
En vérité, il vaut mieux éviter la volupté parce qu’elle fait transpirer. Il n’y a pas plus honteux que la sueur. Si tu manges à grandes bouchées ton bol de nouilles brûlantes, si tu te livres à la rage du sexe, si tu passes ton hiver à somnoler auprès du poêle, tu sueras. Et plus personne ne doutera de ta vulgarité.
 
Entre le suicide et la transpiration, n’hésite pas. Verser son sang est aussi admirable que verser sa sueur est innommable. Si tu te donnes la mort, tu ne transpireras plus jamais et ton angoisse sera finie pour l’éternité."
 
Amélie NOTHOMB (extraits de "Stupeur et tremblements"
 
N.B. Il faut noter que le Japon est l’un des pays industrialisés où il y a le plus de suicides.
Cela fait sept années consécutives que le nombre des suicidés dépasse les 30.000 personnes, le maximum ayant été atteint en 2003 avec plus de 32.000 suicides.
 
La tranche de population la plus touchée par le suicide au Japon est celle des hommes surmenés par leur travail. Surtout chez les salariés et, récemment, aussi chez les ingénieurs, de plus en plus stressés à cause de la concurrence internationale.
 
Car c’est ça aussi le Japon !
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